C’est une des litanies préférées des intellectuels organiques du sarkozysme, et ce depuis 2007 : on ne peut pas réformer en France. Ou plutôt, bien que les volontés soient là, aussi bien dans le gouvernement, dans les Assemblées que dans la population (qui soutiendrait, si l’on en croit le Figaro, à 58 % la réforme des retraites, par exemple), une bande de privilégiés, que l’on n’hésite pas à présenter comme des aristocrates des temps modernes, bloque le pays pour défendre leurs intérêts personnels au détriment – paraît-il – de l’intérêt commun.
Comme tout le discours sarkozyste, c’est un discours prémâché. On retrouve les mêmes mots dans les mêmes bouches, quelle que soit la réforme envisagée, si bien que les commentaires sur les diverses grèves, manifestations ou même volontés de débattre sont immédiatement mises face à un discours passe-partout qui présente le gouvernement (et le parti auquel il est désormais rattaché) comme un organe hautement intéressé par l’intérêt commun, et les réfractaires comme autant de trublions qui ne cherchent qu’à garder des avantages acquis dans un contexte totalement dépassé. Pour aller plus loin, il suffit ensuite aux défenseurs de la réforme de présenter le problème comme un problème uniquement technique et qui ne connaît qu’une seule solution de bon sens (le plus gros mensonge de l’année étant de présenter le problème des retraites comme un problème uniquement démographique), de se présenter comme les pauvres victimes d’un méchant système et d’imposer au pas de charge une réforme prête à l’emploi. C’est rapide, et ça marche (dans le sens où la réforme imaginée avant le débat public sera appliquée après sans avoir été touchée, ou presque).
Le système de réformisme développé et perfectionné par le gouvernement actuel tient évidemment pour l’essentiel du spectacle. Il profite du temps médiatique qu’il maîtrise parfaitement, joue sur la propension des citoyens en démocratie à se désintéresser d’un sujet aussi vite qu’ils se passionnent pour celui-ci, et a l’immense mérite (idéologique) de définir clairement les bons et les méchants. Les premiers sont systématiquement les braves gens ou les vraies gens, la « France qui se lève tôt », et les seconds, au choix, les jeunes incivils ou les méchants fonctionnaires qui profitent de leurs corporatismes. C’est d’ailleurs cette distinction qui est au coeur de cette façon de réformer.
La loi n’est pas un jouet qui doit servir pour les gouvernements à épater les peuples.
En décrivant les processus démocratiques, et en particulier les failles de celles-ci, Alexis de Tocqueville mettait en garde les démocrates contre les propensions de leur système idéal à s’emballer. La démocratie a tendance à partir dans tous les sens, à toutes vitesse, et n’importe comment. C’est le phénomène que Tocqueville décrit comme une tyrannie de la majorité, c’est à dire une tendance naturelle de la majorité en démocratie à vouloir détruire toute possibilité d’une minorité, et donc à aller à l’encontre même du système sur lequel elle se base pour agir. La réforme, pour Tocqueville, et encore plus pour son camarade John Stuart Mill, n’est pas une chose à prendre à la légère. La loi n’est pas un jouet qui doit servir pour les gouvernements à épater les peuples. Quand on y touche, il faut prendre le temps de bien le faire.
L’un des exemples marquants, en France, est celui du fameux mammouth de l’Éducation Nationale, qu’il faudrait « dégraisser » et réformer à fond. L’ambition est louable : si c’est pour aller dans le sens d’une plus grande efficacité de notre système scolaire, il n’y a aucun problème, dans le fond, à ce que ce système soit totalement réformé. Néanmoins, on ne peut pas faire la réforme d’un tel appareil administratif et bureaucratique entre le fromage et dessert, en six semaines, négociations et vote au Parlement inclus. Si les lycéens et les professeurs sont si prompts à se mettre en grève, ce n’est pas parce qu’ils sont fainéants et conservateurs, mais tout simplement parce qu’aucune réforme de l’Éducation Nationale ne se fait, non pas avec leur accord, mais en prenant en compte leur avis. La réforme actuelle du lycée a été organisée par le ministre Chatel sans que les professeurs ou les lycéens aient été même consultés. Il est évident qu’ils y seront opposés, pour défendre leurs intérêts sur un plan symbolique : il n’y a rien que les gens détestent plus que de voir quelqu’un venir de l’extérieur leur dire ce qu’ils doivent faire.
Sortir de la logique de partenariat social qui ne conduit pas à un compromis mais à de la compromission
Si le gouvernement voulait véritablement réformer, il prendrait le temps de la faire, demanderait l’avis des personnes concernées, leur laisserait le temps de se mettre d’accord. Il se ferait envoyer des cahiers de doléances de toutes les parties concernées pour déterminer l’intérêt commun dans une réforme qui soit complète et bien ficelée. Il ne s’agit évidemment pas ici de l’intérêt commun décrit par les idéologues de l’UMP (qui n’est rien d’autre que le point de vue de l’UMP sur ce qu’est l’intérêt commun), mais d’un véritable accord. Seulement, pour faire ce genre de réformes, il faudrait un peu plus que deux mois et un discours. Une réforme comme celle du lycée nécessite au moins deux années complètes de négociations et d’analyse de tous les problèmes soulevés. Ce n’est pas un temps qui corresponde à une période électorale, et le ministre guidant ce genre de réforme n’aurait pas son siège au Parlement garanti après qu’il aura quitté ses fonctions. Et surtout, cette manière de réformer demande autre chose, que le gouvernement actuel n’aime pas : de fonctionner comme une démocratie, sans considérer avant le débat qu’il y a « ceux qui connaissent la vérité » et « ceux qui doivent accepter la vérité ». Ça nécessite de sortir de la logique de partenariat social qui ne conduit pas à un compromis mais à de la compromission. Ça nécessite d’accepter que la démocratie est un système de conflits et pas de paix, et de remettre les idéologies et les grosses vérités brutes en question ; autant de comportements qui garantissent tout, sauf une réélection….
Griswald Vlakos (pseudonyme) – Sciences Po Aix (([Ceci est un billet d’humeur. L’opinion développée n’engage que son auteur et non pas la rédaction]))
[…] qu’il assumait « ses différences avec Nicolas Sarkozy » [↩]cf. Volontés réformistes sur IEP Mag [↩]Le New York Time accuse N. Sarkozy de xénophobie tandis que […]
Intéressant article, parce qu’il se suffit à lui-même pour se contre-dire ;
Il a été rédigé en juin 2010.
Je cite : « Très attendue, l’intervention d’Eric Woerth, le ministre du travail sur la présentation de la réforme des retraites décidée par le Gouvernement et le chef de l’Etat après plusieurs mois de concertation, notamment avec les partenaires sociaux, a eu lieu le 16 juin. »
(net-iris.fr).
La loi a été promulgué en novembre 2010.
N’est-il pas maladroit d’insister tant sur le fait que les lois sont rapidement expédiées ?! Cet argument étant -sine qua non- l’expression d’une étroitesse d’esprit principalement liée à la manipulation assez basique des médias.
« Ce n’est pas un temps qui corresponde à une période électorale » : peut-être qu’il aurait été intéressant de développer…
« Il profite du temps médiatique qu’il maîtrise parfaitement » : Ah bon ?!
Cependant j’apprécie assez le reste de l’article, quoique qu’un peu plus de recul aurait peut-être éclaircie les choses (Cf « des avantages acquis dans un contexte totalement dépassé »…)